Nina William Écrivaine

 


Journée d'une auteure

Son sommeil de la nuit dernière était agité. Comme toujours, quand l’idée d’un nouveau projet de roman occupe pleinement ses pensées. Elle devrait s’assoir toute de suite à son bureau après le petit-déjeuner copieux et commencer à écrire, mais son regard vagabonde à travers la grande baie vitrée sur son jardin.

Mais dans quel état sont ses plantes ! Depuis des jours, le soleil a brulé sur cette partie de la terre, tellement brulé, que même ses pensées à elle, écrivain avec passion, ont flétri pitoyablement, au point d’oublier d’arroser son jardin ces trois derniers jours.

Pendant qu’elle sauve les plantes avec le long tuyau d’arrosage, et qu’elle laisse ses pieds nus gouter à la douceur de la pelouse, dans sa tête les personnages de son nouveau roman prennent de plus en plus corps.

D’ailleurs, l’imagination de ses personnages et de leurs histoires, elle la trouve souvent dans son jardin, au bord du lac, en voyages ; jamais en face de la page blanche ou de l’écran vide, qui s’éteigne au bout de dix minutes, si elle ne produit rien.

Sadia laisse sa machine à café couler le liquide noir qu’elle aime tant dans une tasse en porcelaine, elle s’assied à son bureau, entourée de plantes et avec vue sur le lac. Elle est heureuse ici. Avant de venir sur cette île, cinq ans auparavant, elle vécut à Paris dans une toute petite pièce, ou elle devait déplacer sa machine à écrire pour pouvoir manger à table. Ici, elle se réjouit de prendre la plume, comme elle dit, ce qui veut dire le plus souvent : ouvrir l’ordinateur.

Et tous les jours elle remercie son Dieu à elle, de pouvoir être ici et se consacrer à sa passion. Rien ne compte plus dans sa vie qu’écrire. Cela lui permet de vivre toutes les vies qu’elle aurait voulu vivre.

Sadia n’est pas de la sorte d’écrivain qui s’enferme dans une pièce triste et nue, non, cela lui chasserait toute son inspiration.  

Elle a besoin de cette verdure abondante qui orne toutes les pièces de sa maison, ainsi que des centaines de livres qui se trouvent partout, sur les étagères, sur le sol, les tables…à peine un coin où le regard ne rencontre pas un livre. Les murs, tous peints en blanc, sont décorés avec des tableaux d’une amie artiste peintre, et les souvenirs de ses nombreux voyages en Afrique ont tous trouvé une place.  

C’est dans cet univers presque féérique, que Sadia aime travailler. Parfois les phrases se forment toutes seules, quand elle observe les images des nuages, ou un insecte qui se pose sur une fleur, ou encore la foudre qui dessine la colère de Dieu venant du ciel.

Et quand son esprit est trop bouleversé par les idées, elle laisse glisser son regard sur le lac, qui, parfois calme, parfois tempétueux, remet de l’ordre dans ses pensées.

En savourant son café chaud elle ouvre l’ordinateur. Le chapitre écrit hier n’est pas terminé ce qui l’ennuie beaucoup, car Sadia a pour habitude d’écrire tous les jours un chapitre jusqu’à la dernière phrase.

La chaleur estivale des jours passés l’a beaucoup fatiguée.

La chaleur…encore une excuse, pense-t-elle, mais je travaillerai plus longtemps aujourd’hui. 

Sadia a cessé de s’en faire pour son manque de discipline. Elle s’accorde une certaine liberté dans la routine. Pour elle il est essentiel d’écrire tous les jours, peu importe la durée, peu importe son humeur. Oui, parfois c’est difficile. Parfois elle préfèrerait d’aller se baigner à la mer, où l’eau est bien plus chaude que celle du lac.

Sadia écrit son troisième roman. Ses deux premiers, particulièrement le deuxième, lui permettent de vivre sur l’île, bien que modestement, et avoir suffisamment de moyens pour se déplacer régulièrement sur le continent pour voir son éditeur et tenir des lectures, par lesquelles elle arrondit son revenu.

La deadline – comme elle déteste ses expressions anglaises, utilisées dans la belle langue française, mais l’expression « date butoir » ne l’enchante pas plus – la deadline de son troisième enfant est fixée pour l’automne, pour fin octobre. Enfant, parce que, écrire un livre, n’est-ce pas comme une grossesse, avec l’accouchement – la publication – au bout ? Sadia le ressent ainsi.

Aujourd’hui elle avance bien. Il y a des jours, où elle est rongée de doutes sur ses écrits, où, si elle écrivait à la main, la poubelle serait remplie de boulettes de papier. Merci au progrès…L’ordinateur lui simplifie sa vie d’auteur. 

Ce matin elle termine le chapitre du jour avant. Le premier. Une introduction, un retour en arrière pour mieux comprendre ce qui va suivre.

Deux heures plus tard Sadia se bat avec son personnage principal, une femme, qui du coup a décidé d’avoir les cheveux bruns alors qu’elle, Sadia, les a prévus blonds. Et, quelques lignes plus loin, Sadia doit constater un changement du caractère de sa protagoniste.

« Tu veux te comporter à ta guise ? », reproche, énervée, Sadia à Isabelle, l’héroïne de son roman. « Que devient le plan que j’ai écrit, si mes personnages dansent leurs propres danses ? »

Sadia se sert un deuxième petit noir et pendant le va-et-vient entre le jardin et le bureau, elle réfléchit sur Isabelle et conclut, que son héroïne a raison.         

Les heures passent. Le deuxième chapitre est écrit et l’estomac de Sadia se fait remarquer par un léger grondement. C’est l’après-midi et l’heure de préparer un délicieux petit repas à prendre au jardin.

Une courte sieste sur la chaise longue, un rituel que Sadia ne veut pas manquer, lui permet de reprendre des forces pour continuer à écrire. Juste une heure encore ou deux, le temps de retravailler le premier chapitre.

Le soleil a laissé de l’or rouge à l’horizon. La nuit va bientôt tomber. Ici sur l’île elle arrive plus tôt que sur le continent. L’équateur n’étant pas loin. Sa journée d’écrivain n’est pas encore terminée. Installée dans un fauteuil, la vue sur le lac sombrant dans la nuit, écoutant le claquement des vagues contre le mur du jardin, Sadia s’apprête à faire ce qu’elle aime presque autant qu’écrire : lire.

Elle est capable de dévorer un Stephen King en une nuit, jusqu’à ce que le Shining s’accapare d’elle, et que seul le chant matinal d’un oiseau lui fait comprendre : ce n’est qu’un roman.